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  4. Les conséquences de la mondialisation sur les Agricultures du Sud

Compte-rendu de la conférence de M.Dufumier

Janvier 2006

Avertissement

Il s’agit d’une transcription de notes, à caractère donc non exhaustif, prises pendant la conférence. Ce compte-rendu a été néanmoins relu et approuvé par le conférencier.

Conférence

Ce débat est un peu politique et m’oblige à sortir de ma réserve habituelle de professeur. Il ne s’agit pas seulement d’un débat mondial comme vous pourriez le supposer, mais aussi d’un débat européen. Les médias rendent indifféremment compte de la réalité des distorsions de concurrence et des délocalisations d’entreprises à l’échelle européenne et à l’échelle mondiale. N’entend t-on pas parler du si fameux plombier polonais, de fuites des capitaux et de la force de travail vers les pays de l’Est et du Sud ? Les pays du Tiers-monde et d’Europe de l’Est ne seraient-ils pas les responsables du « dumping social » auquel nous sommes aujourd’hui soumis ? Ce point de vue est souvent pris par les médias, alors que la vérité est pour moi tout autre... Il s’agit d’un problème mondial dont nous devons relever le défi. En schématisant, les pays du Nord ont une agriculture moto-mécanisée, tandis que les pays du Sud ont une agriculture encore essentiellement manuelle. Ces deux agricultures se retrouvent en concurrence sur le marché mondial.

La mondialisation de l’agriculture a débuté avec la découverte du Nouveau Monde, où se sont affrontés deux sociétés aux niveaux d’outillage bien différents : Les Espagnols d’une part, maîtrisant le fer, la traction animale et les armes à feu. Les indigènes d’autre part, dont les outils étaient encore en pierre. Les pays d’Amérique « latine » se sont trouvés brutalement intégrés aux échanges marchands internationaux avec des niveaux de productivité du travail bien inférieurs ; et l’accession de ces pays à l’indépendance n’a pas mis fin à cette situation car les grands propriétaires fonciers créoles se sont battus contre la Couronne espagnole pour conserver un accès au marché britannique, à l’opposé des Etats-Unis pour qui l’indépendance visait d’abord à protéger leur marché intérieur des produits manufacturés anglais. C’est le début de la mondialisation des échanges. Devrait-on avoir peur aujourd’hui du développement de ces pays ? S’agit d’un d’ailleurs d’un développement authentique ? . Ces pays se sont vite spécialisés dans l’exportation vers les marchés européens de produits agricoles, et dans l’importation de produits manufacturés. La colonisation ultérieure de l’Inde, de l’Asie, plus ou moins violente et selon diverses modalités, a entraîné la production dans ces pays de produits non cultivés en France, qui sont devenus par la suite leurs principales ressources. Un début d’industrialisation a parfois même été cassé dans ces pays, tel la production de cotonnades en Inde. L’Europe et les Etats-Unis n’envisageaient pas encore alors d’exporter leurs produits agricoles, mais envisageaient plutôt de s’approvisionner à l’extérieur en produits tropicaux, quitter à exporter des produits manufacturés. Ainsi ont-ils promu dans leurs colonies le développement d’une agriculture d’exportation.

En Afrique de l’Ouest, la culture de l’arachide et des autres cultures de rente, aux dépends des cultures vivrières (sorgho, mil, maïs, etc.) permettait d’obtenir l’argent nécessaire au paiement de l’impôt exigé en monnaie. Très tôt, du riz vietnamien fut exporté vers la France, et les brisures de riz pouvaient être exportées vers le Sénégal et les pays sahéliens. Demandez aujourd’hui à un Sénégalais de vous dire quel est son plat « national » ? Il vous répondra avec fierté le poisson au riz, ...héritage de cette colonisation. En mangeant ces brisures de riz, les Sénégalais pouvaient ne plus cultiver autant de mil et de sorgho et se consacrer davantage à la culture d’arachide. Ainsi ont commencé les premières spécialisations de l’agriculture à l’échelle mondiale. L’agriculture s’est spécialisée dans le cadre des empires coloniaux : au Sénégal l’arachide, au Vietnam le riz, au Mali et en Haïti le coton... Les indépendances n’ont souvent pas marqué une rupture. La seule différence étaient que la force militaire n’était plus autant nécessaire pour imposer cette situation, quoique...(cf. des envois de troupes à Djibouti).

Avec l’Organisation Mondiale du Commerce, l’idéologie « libérale » de Ricardo, à savoir l’avantage de spécialiser les économies selon les avantages relatifs de chacun des pays, s’étend au monde entier. Mais il nous faudrait mesurer l’ampleur des conséquences que cela entraîne pour les pays du Sud. Prenons un exemple : on peut estimer comme suit les écarts de productivité et de rémunération du travail entre un paysan de Casamance et un exploitant agricole de Louisiane.

CasamanceLouisiane
Surface/actif0,5 ha200 ha
Rendement/ha1 T5 T
Produit Brut0,4 T/ha500T/ha
Coûts en Intrants et matérielє450 T/ha
Productivité0,5 T/actif/an50T/actif/an

Les écarts de productivité, et donc de rémunération sont de 1 à 100 ! Bien entendu, vous l’aurez compris, j’ai volontairement surestimé la productivité du paysan de Casamance et sous-estimé celle du nord-américain. Ainsi faudrait-il, pour atteindre 0,5 hectare de riz repiqué par actif, qu’il y ait une parfaite maîtrise de l’eau dans les rizières casamançaises, et qu’il y ait suffisamment d’actifs disponibles au moment du repiquage, tâche qui détermine la surface maximale cultivée par famille. A ce moment, pensez-vous que les enfants puissent aller à l’école, alors que se joue le revenu annuel de leur famille ? Or, 0,5T/actif/an est une productivité tout juste suffisante pour nourrir 2 à 2,2 personnes durant toute l’année et conserver des semences pour l’année suivante... Mais il leur faut aussi pouvoir acheter des médicaments, des textiles et autres produits de première nécessité ... Comment peuvent-ils alors équiper leurs exploitations, mécaniser leurs techniques, s’il est leur est impossible de dégager des revenus suffisants pour d’abord épargner ? Et comme j’ai sous-estimé, vous vous en êtes rendu compte, la productivité de l’agriculteur de Louisiane, qui dispose de l’irrigation, pratique le semis direct avec des engins motorisés, épand ses produits phytosanitaires par avionnette..., Globalement, les écarts de productivité sont plutôt de l’ordre de 1 à 200. Or, la mondialisation, par son économie de « libre » marché, suppose qu’à quantité et qualité similaires, les prix sont identiques. Pour 100 fois plus de travail, le paysan de Casamance est donc payé le même prix ! Certes, aux USA il y a beaucoup de valeurs perdues dans le processus de production, du fait de la consommation de semences et d’intrants chimiques, de l’usure des matériels, etc., mais même ainsi, pour une production brute mille fois supérieure aux Etats-Unis, l’écart de valeur ajoutée reste de un à cent avec le Sénégal. Ne pensez pas que concernant le coût du transport, la production du paysan de Casamance revienne moins chère en Casamance que la production de l’agriculteur de Louisiane, importée par paquebots. Grâce au transport à grande échelle, et en comparaison avec le transport des pistes aux routes boueuses, des routes boueuses aux routes goudronnées, et de là jusqu’à Dakar, les coûts de transport par unité de poids sont finalement similaires entre paysans de Casamance et agriculteurs de Louisiane. Le paysan de Casamance, s’il veut vendre sa production à Dakar, est donc obligé d’accepter le prix proposé, c’est-à-dire le prix mondial, et donc une rémunération de son travail 100 fois moindre que son concurrent nord-américain... Comment pourrait-il ainsi dégager les revenus qui lui permettraient d’investir et devenir un jour compétitif sur le marché mondial ? Lui est-il possible d’épargner et d’investir sans protection douanière aucune aux frontières ?

« Ils n’ont qu’à se spécialiser dans ce pour quoi ils sont compétitifs, selon la théorie économique des avantages comparatifs de Ricardo » me répond-on parfois. Oui, mais vers quelle production ? le mil et le sorgho ? Non, l’écart de productivité reste de 1 à 100. Le riz ? non plus, pour les mêmes raisons, et l’Asie est déjà un peu plus avantagée. Le coton ? Non plus, vu les Cotton-picker utilisés aux USA. L’arachide ? Non plus ! car l’huile d’arachide est vendue au même prix que l’huile de tournesol, produite en France et qui nécessite pourtant un travail 100 à 200 fois moindre. En plus, soyons honnêtes, en tant que consommateur, l’arachide ne bénéficie pas des mêmes campagnes publicitaires vantant sa légèreté et d’autres arguments diététiques ou nutritionnels, que l’huile de tournesol, de noix, d’olive... Que reste-t-il donc au Sénégal ? Je vous le dis : le Sénégal n’a plus qu’à se spécialiser dans l’élevage naisseur de force humaine de travail, bonne à être exportée clandestinement à l’âge de 18 ans vers les marchés européens...

Les Haïtiens et les Mexicains partent aux Etats-Unis, les Sénégalais vont en France. Partout, les mouvements migratoires s’amplifient de façon intempestive ; chacun veut pour fuir la misère du Tiers-Monde. L’esclavage n’est plus apparent, il est devenu clandestin. S’en suivent des expulsions brutales de clandestins, avec des oreillers sur la face, au fond des avions, pour les empêcher de crier, s’ils ne meurent pas étouffés. Mais, la vraie brutalité, c’est de mettre en concurrence des agriculteurs dont les écarts de productivité vont de 1 à 100 !

Que penser du petit « caboclo » brésilien qui n’a pas d’autres outils que la machette, la hâche et le feu pour pratiquer l’agriculture sur abattis-brûlis ? Lorsque après deux années de mise en culture, sa parcelle défrichée commence à s’enherber, ce paysan n’a pas de quoi s’acheter un ruminant, ou une charrue ; il ne peut donc pas valoriser l’herbe comme pâturage ou l’enfouir dans le sol. Aussi est-il contraint de défricher toujours davantage de forêt où il y a moins d’herbe. D’où la poursuite de la déforestation dans le bassin versant de l’Amazone.

Certes, certains pays aux revenus très faibles ont encore le droit le droit de protéger leur agriculture vivrière par des droits de douane à l’importation. Mais ils y ont déjà renoncé « volontairement », condition sine qua non au rééchelonnement de leur dette par le FMI et aux divers plans d’ajustement structurel !.

Or, qu’enseigne la théorie néo-classique ? L’affectation optimale des ressources est fondée sur la base la libre circulation des marchandises mais aussi des « facteurs de production ». Donc aussi des Hommes. Il s’agit bien de cela même si les économistes parlent de force de travail, au même titre que la terre et le capital. Ne nous parle-t-on pas de rémunération de la terre et de rémunération des capitaux : mais avez vous vu une terre ou un capital empocher de l’argent ? Un Homme si !. Il est nécessaire de réhumaniser nos approches ! La théorie néo-classique nous dit qu’il faut donc mettre moins de gens là où les conditions sont difficiles, et plus dans les régions propices. Ceci signifie pour vous et moi l’accueil massif de migrants dans le bassin parisien et le middle-west nord-américain. Mais sommes-nous prêts à accueillir la misère du monde ? Là se situe l’hypocrisie. Un vrai libre-échange selon la théorie néo-classique est un libre-échange sans fermeture des frontières aux Hommes...

Même lorsque les agriculteurs du Tiers-Monde spécialisent leurs systèmes de production agricole vers ce pour quoi ils n’ont pas de concurrents directs dans les pays du Nord (café, cacao, etc.), ils sont en concurrence entre eux quand ils s’efforcent de produire et vendre leurs produits tropicaux... jusqu’à ce qu’apparaisse une surproduction sur le marché mondial. Les prix de ces productions tropicales s’effondrent à leur tour et les agriculteurs du Tiers Monde ne commencent à cesser d’en produire que lorsque ces produits rémunèrent moins leur travail que l’agriculture vivrière. Il n’y a arrêt de la production que lorsque le prix du cacao procure un revenu du travail inférieur à celui fourni par les cultures vivrières. C’est dire comment ces productions spécifiques du Tiers-Monde ne peuvent guère mieux rémunérer les agriculteurs que les céréales, tubercules et autres produits vivriers, directement exposés aux écarts de productivité de un à cent ! La rémunération des agriculteurs du Tiers-Monde est donc toujours indexée sur la productivité de leur travail dans les productions vivrières.

Il est vrai qu’en Bolivie et au Pérou, il existe un produit vraiment avantageux à produire et exporter : la coca. Mais on le leur interdit ! Lorsque nous voulons exporter nos marchandises, on met en avant le libre échange ; lorsqu’ils veulent exporter leur main-d’œuvre, leur coca ou leur opium, on n’en veut plus ! Dans les sociétés d’Asie du Sud-est où on cultivait traditionnellement le pavot à opium, les gens n’avaient le droit d’en fumer qu’à partir de l’âge de 40 ans ; il faut dire que l’espérance de vie n’excédait pas 50 ans. L’accoutumance à l’opium et ses effets secondaires étaient parfaitement connus mais malgré cela, sa consommation était autorisée comme analgésique pour permettre aux anciens de soulager leurs rages de dents et autres douleurs. Avant 40 ans, la consommation était interdite. Elle était aussi parfois utilisé pour tromper la faim ou accomplir des rites plus ou moins religieux. C’est la Régie française de l’opium et son équivalent britannique qui ont fait du pavot une culture de rente. Comment expliquer désormais à ces gens que loin de chez eux, dans nos villes, des jeunes se droguent, et venir leur demander d’arrêter leur production ? De quel droit les Européens peuvent-ils interdire cette production traditionnelle et défolier au glyphosate leurs champs de pavots ?

Lors des prochaines négociations à Hong Kong en décembre, il est probable que les pays du Sud renoncent définitivement à protéger leur agriculture vivrière par des droits de douane. En effet, il est facile de concéder des avantages auxquels on a théoriquement droit mais que l’on ne met déjà plus à profit. Pourtant ces taxes pourraient constituer des rentrées fiscales importantes pour les Etats qui pourraient ensuite les redistribuer aux plus pauvres, en échange de travail, moyennant l’organisation de chantiers à haute intensité de main-d’œuvre, de façon à ce qu’ils puissent payer leur alimentation plus cher. Encore faudrait-il, il est vrai que ces Etats ne soient pas corrompus et n’aient pas de préférence pour l’importation de Mercedes et autres voitures de luxe !. Il importe qu’à travers des prix plus élevés, les paysans du Tiers-Monde, soient mieux rémunérés et puissent dégager l’épargne qui leur permettra d’équiper leurs exploitations et accroître enfin leur productivité ! Il est nécessaire de protéger l’agriculture vivrière par des prix stables et rémunérateurs. Interdire ceci aux paysans du Tiers-Monde, alors que c’est ce que nous avons fait après la deuxième guerre mondiale avec la PAC est tout simplement odieux !

Alors on me répond : « vous avez raison, Monsieur Dufumier, mais entre nous, le pari est que la rémunération très basse de la force de travail incitera les capitalistes à délocaliser leurs capitaux vers ces pays. Le capital va se déplacer en masse vers les pays du Sud car la main-d’œuvre y devient très bon marché ». La délocalisation des industries textiles ou autres ne crée pas vraiment d’emplois à l’échelle mondiale, mais ne contribue qu’à les déplacer. Que vont devoir faire les ouvriers licenciés en Pologne, à Rabat, Tunis et Mexico ? De plus, ceci ne met pas fin aux mouvements migratoires des paysans chinois, vers les villes de la côte et même vers l’étranger. Entre 20 à 33% des migrants clandestins dans le monde seraient déjà des Chinois... En Chine, l’exode des campagnes vers les villes est massif. En 15 à 20 ans, la mutation aura été semblable à ce qui s’est produit en France en 200 ans. Sans parler qu’en Chine, vous n’avez droit qu’à un lieu de résidence : sans carte de résidence dans une ville, vous vous retrouvez clandestin dans votre propre pays. 400 millions de ruraux chinois attendent toujours un emploi et frappent déjà aux portes des grandes villes.

Par ailleurs, le capital ne se déplace pas dans les zones trop instables, par peur du danger. Le tourisme ne s’y développe pas non plus. Ce qui permet à la Chine d’évoluer, c’est la dictature... Mais avez-vous déjà vu un capitaliste nord-américain investir en Haïti ?

Dans son livre « la grande désillusion », Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, souligne la malhonnêteté des institutions internationales à vouloir imposer le libre-échange aux pays du Tiers-Monde.

En Europe, on met déjà en concurrence des agriculteurs ayant des écarts de productivité de 1 à 5 (et encore avec des aides compensatoires pour les Portugais et les Grecs). La préférence communautaire et ces mesures compensatoires ne corrigent que partiellement ces distorsions de concurrence. Et rappelez-vous que 72% des aides vont en France à 28% des agriculteurs... C’est donc donner un chèque aux plus riches des agriculteurs, tandis que des productions telles que les fruits et légumes ne bénéficient d’aucune aide. Ces aides découplées de la production ont été instaurées, nous dit-on pour ne pas détricoter la PAC. Mais il faudrait « retricoter » la PAC au contraire ! Les agriculteurs souhaitent pouvoir vivre et ravailler dignement au pays avec une juste rémunération de leurs produits. Il ne faut pas découpler les aides et les lier à des mesures d’éco-conditionalité dont on ne pourra pas vérifier la pratique. Défendre une telle attitude, c’est s’aliéner les pays du Tiers-Monde (ceux qui sont déficitaires et les quelques autres qui, comme le Brésil, l’Argentine et la Thaïlande, ont des excédents) C’est perdre les prochains combats à Hong-Kong contre les USA, qui veulent nous faire abandonner les labels AOC. Ce monde marche sur la tête ! Les mandats donnés aux négociateurs européens dans ces négociations internationales sont erronés. Il faut en fait ne pas vouloir exporter en subventionnant (cf. la fameuse boîte verte). Le groupe de Cairns, qui intègre en son sein les quelques pays du Sud exportateurs de produits vivriers, mais dont les marchés intérieurs ne sont pas toujours solvables (Brésil, Argentine, Thaïlande, etc.), se rangera derrière les USA et pourrait de nouveau rallier à leur cause ceux des pays déficitaires à qui nous interdisons de protéger leur agriculture vivrière : c’est absurde !

Pourquoi ne pas autoriser les pays du Tiers-Monde à protéger leur agriculture vivrière, au nom de leur sécurité alimentaire, comme nous souhaitons le faire au nom de la sécurité sanitaire de nos aliments ?

Questions

Quelle est la marge de manœuvre des gouvernements ?
Les gouvernements ne sont pas complètement libres, y compris celui du Brésil qui parvient seulement depuis peu à se passer des prêts (et des conditions annexées) du FMI. Le président Lula défend malheureusement au plan international la politique exportatrice des latifundiaires, au nom du sacro-saint équilibre de la balance des paiements. Entre-temps, il n’a toujours pas réalisé la réforme agraire promise. N’était-ce pas la réforme qui était à faire en premier ? Car si ce pays exporte ses aliments, c’est aussi parce que des franges entières de sa population n’ont pas les moyens de les acheter !.

Et puis surtout, les ressources disponibles sont-elles à mettre au service de l’urbanisation ou bien de l’agriculture ? En Haïti, le palais présidentiel du père Aristide était situé en plein centre ville à proximité des bidonvilles en colère. Il faut de courage politique pour oser élever les prix des produits agricoles lorsque vous côtoyer la sous-nutrition des populations urbaines. Le pouvoir est parfois exercé par un gouvernement intérimaire dans les régions instables, donc indirectement par l’ONU. De là à dire que les USA sont derrière... Les intellectuels n’ont qu’un pouvoir d’argumentation, non contraignant. Il faut bien être conscient que la sécurité alimentaire a deux sens : le nombre de calories vitales pour les pays du Sud, la qualité pour les pays du Nord. Ces sens se ressemblent même si l’un peut apparaître comme un luxe.

Pensez-vous que le commerce équitable soit une solution pour équilibrer le revenu des paysans ?
Le commerce ne sera vraiment équitable que lorsque les règles du commerce international seront rééquilibrées au profit des paysans pauvres. Le reste n’est que l’effet d’actes militants et ne concerne qu’un assez petit nombre de gens. Notez que le secrétaire général d’Artisans du monde est un ancien Agro.... Le fait pour un petit producteur d’être payé 2 fois plus que les autres lui permet effectivement d’épargner et investir, ce qui est décisif pour amorcer le développement. C’est ce qui se passe avec les filières intégrées d’Artisans du Monde et les filières labellisées « Max Haavelar ». C’est très bien pour les quelques personnes ayant accès à ces filières. Mais tous les paysans veulent alors se mettre en coopératives pour avoir accès à ces prix élevés, alors même que la consommation de produits labellisés « commerce équitable » est insuffisante. Il faudrait donc amplifier le commerce équitable, mais les consommateurs, dans leur grande majorité n’acceptent de payer plus cher que des produits de qualité. Le vrai commerce équitable n’existera que lorsqu’on aura gagné à Hong Kong. Les militants du « commerce équitable » sont porteurs de propositions concrètes, pas seulement de poings levés dans l’inaction. Il démontre qu’autre chose est possible. Parfois leur existence a permis de « moraliser » le comportement de certains exportateurs qui « abusaient » jusqu’alors de leur position de monopoles. Mais sur le fond, la question est d’une toute autre ampleur : Il ne faut pas mettre en concurrence des agriculteurs dont les productivités du travail sont trop inégales. Malgré tout le bien que l’on peut penser de ce travail militant, le problème du « commerce équitable » est qu’il attire l’attention du public européen sur le café, le cacao... et pas sur les productions vivrières pour lesquelles les écarts de productivité sont de 1 à 100 !

Le protectionnisme n’entraîne-t-il pas justement une exportation accrue ?
Le protectionnisme peut inciter et permettre les paysans ainsi mieux rémunérés à produire davantage. Mais il faut qu’il cesse lorsque les pays sont en passe de devenir excédentaires. Mais il faut dire que les cas de subvention à l’exportation sont rares dans le Sud, par exemple le sucre en Thaïlande. Les subventions à l’agriculture prennent souvent la forme de subventions à l’achat d’engrais et de matériels, ce qui peut contribuer à accroître la productivité et diminuer les coûts de production. Le danger intervient lorsque les agriculteurs sont incités à mettre des surdoses d’engrais chimiques, comme ce fut le cas dans les pays où la « révolution verte) fut un succès (Indonésie, Vietnam, etc.). La protection est souvent nécessaire jusqu’à l’autosuffisance. Après, il convient de mettre des quotas pour dissuader les gens de produire plus que le nécessaire. Il faut alors protéger les cultures de seconde priorité. Pour avoir voulu protéger indéfiniment notre production de blé, nous sommes devenus dépendants des importations de tourteaux de soja. Dépendance qui s’est fait largement ressentir lors de l’embargo imposé par les USA à l’Europe, lors d’une pénurie mondiale de soja en 1974/75. En privilégiant la production de blé et de betterave, on a dissuadé les producteurs de fournir des protéines pour l’alimentation animale. Vous savez, un agriculteur breton du nom d’André Pochon, a su mettre au point, pour ses vaches laitières, des systèmes fourragers fondés presque exclusivement sur l’herbe, avec des prairies « enrichies » en trèfle blanc.

La hausse du prix du pétrole ne va-t-il pas baisser le rapport de 1 à 200 ?
Oui. Peut-être un peu. Mais des substituts existent. Lorsque heureusement le prix du baril aura monté jusque 100 dollars, il y aura peut-être plus de respect écologique du fait de moindres distorsions sur les prix de l’énergie. Ces distorsions de prix, qui résultent de la non prise en compte des effets environnementaux dans les coûts de production, sont à éviter, y compris et surtout dans les Pays du Tiers Monde où les « coûts d’opportunité » de la force de travail et de la traction animale sont encore souvent très faibles.

Un pays peut-il ne pas adhérer au marché commun ?
Pour protéger l’agriculture vivrière du Tiers-Monde, il peut être utile de constituer des marchés communs avec des règles communes de protection aux frontières. En Afrique de l’Ouest existe l’UMOA : tous les pays d’Afrique de l’Ouest devraient logiquement y participer, même la Gambie qui s’est pourtant spécialisée jusqu’à présent dans la contrebande du riz. Des voix s’élèvent dans ce sens, telle celle de Mamadou Sissouko, syndicaliste et porte-parole des paysans sahéliens dans les instances internationales. Le montant des droits de douane doit être très vite redistribué aux couches les plus pauvres. Politiquement, est-ce faisable ? Oui, si les peuples du Tiers-Monde l’exigent, et si à l’échelle internationale l’alliance des forces sociales porteuses des deux aspects de la sécurité alimentaire, quantité calorique et qualité sanitaire, devient effective.

Où se fait la gouvernance mondiale ? A l’ONU ? Ou bien comme on pourrait le croire à l’OMC ?
Le Bureau International du Travail, que vous ne connaissez sans doute pas, n’a plus aucun rôle. Pour ce qui est du PNUD et du PNUE, leur influence est aussi en déclin. Dans tous les pays, les organismes des Nations-Unies se voient supplanté par le FMI et la Banque mondiale. L’ONU n’a effectivement plus beaucoup de prérogatives ; la FAO ne vérifie plus que les mesures sanitaires dans le cadre du Codex Alimentarius. Le pouvoir international est de plus en plus concentré par le trio OMC - Banque Mondiale - FMI. Ce pouvoir dépend largement du G8...qui s’apparente parfois à un G1 (pas même une Nation, mais plutôt un gouvernement, un homme). Une dissymétrie réelle dans les rapports de force internationaux existe de fait.

Quelle devrait être la réforme de la PAC ?
Le Conseil National du développement durable a proposé des mesures intéressantes dans le cadre de la préparation de la future loi d’orientation française, mais a été très peu écouté. Il propose notamment un transfert massif des aides découplées au profit d’un soutien à la restauration collective. Ces transferts pourraient se faire pour permettre aux populations les plus pauvres d’avoir accès à une alimentation de qualité (pourquoi pas des produits labellisés et d’appellation contrôlée ?). Cela permettrait aussi de relancer la demande en de tels produits et d’en élever ainsi le prix de vente. Les producteurs pourraient ainsi mieux vivre de la vente de leurs produits. Ce serait aussi une façon d’éduquer les enfants au goût dans les écoles. Il faudrait aussi encourager le développement des circuits courts : débouchés des points de vente collectifs (vendre plus en moins de temps), restauration collective. Les paysans souhaitent souvent, je le répète mieux vivre de la vente de leurs produits, plutôt que de dépendre des subventions directes de l’Etat. De plus, ces aides sont inattaquables à l’OMC. Les USA ont bien été obligés d’établir eux-mêmes des aides à la restauration des défavorisés, sans parler du programme Faim Zéro du président Lula au Brésil.

La contribution ne sera-t-elle pas inégalitaire si le prix du café augmente ?
Le café et le cacao représentent peu de poids dans le panier de la ménagère. C’est moins vrai pour le coton et le caoutchouc qui peuvent apparaître comme étant de première nécessité et dont la demande pourrait être plus rigide. Mais ces produits ont aussi des substituts possibles. Rien n’indique donc que les produits tropicaux puissent bénéficier d’une hausse de prix vraiment durable.

N’est ce pas difficile d’être éduqué au goût et de ne plus avoir ensuite le pouvoir d’achat suffisant pour bien manger ! Et après ?
Je n’ai pas de réponse à cette question. On me la pose souvent. C’est un vrai problème de distribution des revenus. Mais c’est déjà quelque chose que de donner accès à une alimentation peu coûteuse aux enfants des familles les plus pauvres Mieux vaut un peu que rien du tout, surtout si le projet est repris dans les restaurations d’entreprises...

Lors des négociations internationales prochaines, n’avez-vous pas peur que l’on privilégie du côté français l’exception culturelle à l’agriculture ?
Certains secteurs économiques bénéficient d’un lobbying efficace (nucléaire, cinéma, vêtements de luxe...). Je crains que les crocodiles attachés aux chemises aient plus de poids que nos fromages d’appellation contrôlée. Les appellations d’origine contrôlée pèsent il est vrai bien peu en comparaison. Mais ces fromages ne pourraient-ils pas être pourtant considérés comme faisant partie de notre patrimoine culturel ? Un certain syndicalisme agricole a, d’après moi, trahi l’intérêt des agriculteurs les plus artisanaux. A quoi bon défendre les exportations de blé tout venant et autres produits standards, alors que la France avait une petite longueur d’avance dans la reconnaissance de produits fermiers et de terroirs ?

Comment expliquer vous cela ?
Le poids des lobbys et un certain conformisme des grands corps de l’Etat. Il y a souvent confusion entre ce que l’on fait et ce que l’on dit : on dit tellement de chose pour induire en erreur les partenaires étrangers lors des négociations qu’on finit finalement par croire nous même à nos propres mensonges. Parce qu’il fallait se défendre contre les Brésiliens, on a prétendu que nos subventions étaient sans effet sur les prix internationaux. Lors d’une discussion cordiale avec des membres du Ministère de l’agriculture, on m’a fait comprendre que tenir un discours qui n’épouse pas la version officielle française (la voix de la France), c’était être anti-français...

Comment est-ce possible que nos hauts fonctionnaires puissent être à ce point aveuglés ?
En France, les grands corps d’Etat ont souvent des comportements irresponsables. Et les politiques ne savent pas toujours s’en démarquer. Or ce sont des domaines où il faut savoir penser en toute liberté. Les hauts fonctionnaires ne devraient pas agir en technocrates mais comme boîte à idées. Leur rôle devrait être d’éclairer les choix politiques sans se substituer à eux, sans être technocrates.

Comment se forment les prix agricoles ?
La formation des prix se fait toujours en fonction de l’offre et de la demande en les différents produits agricoles. D’où l’attention souvent portée à l’élasticité ou la rigidité de ces dernières, en fonction des prix et des revenus. On peut conjoncturellement assister à d’importantes fluctuations de prix en fonction de la plus ou moindre rapidité avec laquelle l’offre répond à des variations de prix, elles-mêmes induites parfois par des variations de la demande. Mais sur le long terme, l’offre finit toujours par répondre à un accroissement des prix qui résulterait d’un accroissement de la demande, et c’est en définitif la productivité et la rémunération du travail des plus compétitifs qui finit par s’imposer et préside donc à la formation des prix. A long terme, le plus compétitif finit par imposer son système en éliminant les autres. A quoi peuvent bien sûr s’ajouter les interventions de l’Etat (politiques des prix). Malheureusement, les coûts environnementaux ne sont pas pris en compte et apparaissent comme des « externalités ». Il faudrait intégrer dans les coûts de production les coûts environnementaux pour la société. Mais internaliser ces « externalités » dans les coûts, cela peut signifier taxer les pratiques dommageables pour l’environnement, c’est à dire réhabiliter le rôle de l’Etat !.

Pour conclure ?
La politique reste une affaire de rapports de force, de rapports sociaux. L’action par le haut doit être complétée par les interventions d’en bas, celles des partenaires les plus directement concernés. L’idée est que soient vraiment pris en compte les conditions de travail sur le terrain, que les diagnostics soient fondés sur des faits réels et non pas sur des fantasmes : visites de terrains, échanges d’expériences sociales entre ONG, etc. La politique est ingrate Le danger des militants est qu’ils n’acceptent pas toujours d’être interpellés par les faits objectifs. Bref, si les vrais changements dépendent de la politique, il n’est reste pas moins vrai qu’ils peuvent surgir de petites initiatives à la base....